Interviews
MARIE HEDIN-CHRISTOPHE, DIRECTRICE GÉNÉRALE DE LA LETTRE DU MUSICIEN
La Lettre du Musicien est un journal périodique français créé par Michèle Worms en 1984 dans le but d’informer les professionnels de la musique classique et contemporaine et de décrypter l’actualité du secteur musical.
En 2018, une nouvelle équipe reprend la rédaction et le développement du journal, avec à sa tête, un binôme composé d’Antoine Pecqueur, Directeur de la rédaction, et de Marie Hédin-Christophe, Directrice Générale.
Le magazine décrypte toute l’actualité de la musique grâce à des enquêtes, reportages à l’international, portraits et interviews ; il s’intéresse autant à la vie des orchestres et des conservatoires qu’aux politiques culturelles, au marché de l’édition et des instruments de musique, aux nominations publiées en avant-première et aux informations juridiques.
À quoi a ressemblé votre confinement ?
Je n'ai vraiment pas regretté d'avoir fait le choix de la banlieue parisienne il y a quelques temps... J'avais suffisamment d'espace pour travailler et les transports en moins ! Je disposais également d'un moyen de garde pour ma fille (j'ai un immense respect pour ceux qui ont dû combiner agenda professionnel et vie de famille...). Finalement, une plus grande capacité de concentration, malgré le manque d'interactions qui est toujours essentiel pour construire de nouveaux projets.
Avez-vous pu travailler efficacement en cette période ?
En tant que manager, je peux être régulièrement interrompue ou dérangée par des problèmes techniques, des demandes intempestives, de la logistique de gestion des locaux.... Le fait de pouvoir entièrement reléguer le téléphone du bureau à une tierce personne en télé-travail m'a permis de limiter sérieusement ces interruptions à des urgences, et donc à me concentrer. Ceci étant dit, nous n'avons pas souhaité utiliser à outrance les outils numériques pour faire des points d'étape sur le travail de chaque salarié, car chacun est assez indépendant dans ses missions. Nous avons maintenant besoin de retrouver en présentiel l'esprit d'équipe et la vision d'ensemble. L'isolement de certains salariés a pu créer des soucis de communication, et un manque de pilotage des horaires et nous avons dû adapter les outils de suivi à ce sujet pour conserver un rythme acceptable pour tous. Pour ce qui est de la prospective, j'ai pu utiliser le temps laissé libre par toutes les annulations de rencontres professionnelles et de production événementielle pour me concentrer sur les transformations et modernisation de nos services à long terme, le recrutement d'une personne pour renforcer l'équipe, et donc la construction de l'avenir avec plus de disponibilité d'esprit.
Quels défis a dû relever votre cœur de métier ?
Nombreux ont été les défis pendant cette période.
- production / livraison : nous publions un mensuel. Il a fallu s'assurer que notre imprimeur espagnol et notre routeur français étaient en ordre de fonctionnement pour continuer à livrer. Nous avons eu cette chance mais chaque publication faisait l'objet de questions, et de nombreux journaux ont cessé leur production pendant cette période (il est d'ailleurs possible que certains passent définitivement au web seul). Nous avons décidé, pour prévenir les soucis de livraison (et évidemment de retards prévisibles de production et livraison) de proposer à tous nos abonnés papier seul d'accéder également, exceptionnellement, à la version PDF pendant 2 mois. Nous avons également proposé la mise en place d'une adresse provisoire pour les institutions qui ne pourraient pas les recevoir dans les bureaux, ou pour les personnes en confinement à une autre adresse.
- revenus : nous avons subi un grand nombre d'annulations de nos espaces publicitaires du fait d'événements reportés. Là encore, c'est une difficulté que tout le secteur de la presse a rencontré lorsque leur modèle économique repose notamment sur ce type de recettes. Face à cette réalité, nous avons considéré que les espaces disponibles devaient revenir gratuitement à nos partenaires les plus fragilisés et les plus fidèles. Ce geste commercial a été grandement apprécié. Il a fallu chercher de nouveaux annonceurs dont les services étaient en croissance du fait de la situation, notamment les services numériques.
- marketing : malgré les effets négatifs évoqués, le confinement a également eu des effets positifs sur notre communauté web. La fréquentation de notre site, qui propose également des articles quotidiens sur l'actualité musicale, a explosé, passant de 21 000 visiteurs uniques par mois en moyenne l'an dernier à plus de 40 000 en mars, plus de 50 000 en avril, de 80 000 en mai et probablement plus encore en juin. Le défi est de "monétiser" cette communauté car la publicité web est moins rémunératrice que le papier, mais aussi de fidéliser de nouveaux visiteurs dont l'attention est habituellement si difficile à capter. Il a fallu modifier et diversifier nos moyens d'accès aux articles en ligne (non seulement en accès payant, mais en accès libre après inscription à notre newsletter, pour réussir à obtenir les emails contact de ceux qui n'étaient pas prêts à payer). Nous avons également proposé 2 semaines d'accès entièrement gratuit à nos articles en ligne, dans une optique solidaire mais aussi pour faire découvrir notre contenu à tous ces nouveaux visiteurs.
Comment voyez-vous l'avenir de votre secteur après avoir traversé la crise ?
Cet engouement pour la presse en ligne a avant tout montré que dans tous les secteurs, le besoin d'information était vital. Finalement, cette période a rappelé en quoi la presse a un rôle essentiel d'enquête ou d'investigation par rapport aux décisions prises par les puissances publiques, ou encore d'information sur les bonnes pratiques du terrain, par exemple dans le cadre de la réouverture des lieux de concerts. Nous avons créé de nombreux débats sur "le monde d'après", proposé des regards de musiciens confinés sur la situation. Nous avons déchaîné les passions avec un article concernant une "tournée solidaire" proposée par Gautier Capuçon, article qui nous a valu d'être cité autant par le Parisien que par ... Closer. Une grande première pour La Lettre du Musicien ! Plus sérieusement, ce débat du star system musical et ses contradictions est un sujet qui valait la peine d'être traité dans un contexte socialement et économiquement aussi tendu. Reste à savoir si les éditions papier, notamment des journaux quotidiens, perdureront. Pour notre part, nous sommes convaincus qu'un mensuel en tant que bel objet a toujours sa place dans nos étagères et dans notre sac de voyage. Pour ce qui est du secteur musical, je pense que les tournées internationales seront encore plus questionnées qu'elles ne l'étaient déjà. Si certains artistes sont irremplaçables et doivent pouvoir rayonner dans le monde entier, des musiciens locaux de très bon niveau peuvent très bien donner à entendre la majeure partie du répertoire sans qu'il ne soit nécessaire de faire voyager un orchestre entier. Il s'agirait d'une conséquence positive. Concernant les effets néfastes, j'ai bien peur que les artistes au cachet ne connaissent une période bien sombre et j'espère que les dispositifs d'accompagnement qui seront mis en place seront à la hauteur des besoins pour soutenir toutes ces personnes qui ont fait le choix risqué d'une carrière instable dans le but de vivre leur passion et de la partager.
Un livre, un film, un podcast qui vous a fait du bien ?
Proxima, un film d'Alice Winocour avec Eva Green. Ce film raconte l'histoire d'une femme astronaute en phase de préparation pour son premier départ dans l'espace, et les difficultés qu'elle peut rencontrer pour concilier un tel risque, et un voyage aussi long, avec son rôle de mère. Repenser à l'espace alors qu'on est confiné chez soi aide à s'échapper. Et de tels modèles de femmes vous poussent à être encore plus inventive et motivée pour relever tous les défis.
Une idée pour continuer à vivre la culture depuis son canapé ?
Malgré toutes les belles initiatives qui ont circulé sur les réseaux, je ne me suis jamais sentie aussi bien qu'en retournant au concert, pour entendre de vrais instruments dans une acoustique exceptionnelle. La meilleure chaîne hifi du monde ne remplace pas le lien avec les musiciens sur scène.... C'est encore la littérature, faite pour être lue depuis son canapé, qui aura été la meilleure alternative pour s'échapper.
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